Le singepage 3 / 4
Ah ! comme elle était fraîche et gentille, quand ils se sont connus, il y a dix ans ! Tous les matins, lorsqu'il partait à son travail, il la rencontrait allant au sien, pauvre, mais parant honnêtement sa misère, coquette à la façon de cet étrange Paris où l'on vend des rubans et des fleurs sous les voûtes noires des portes cochères. Ils se sont aimés tout de suite en croisant leurs regards ; mais, comme ils n'avaient pas d'argent, il leur a fallu attendre bien longtemps avant de se marier. Enfin la mère du garçon a donné un matelas de son lit, la mère de la fille en a fait autant ; et puis, comme la petite était très-aimée, il y a eu une collecte à l'atelier et leur ménage s'est trouvé monté.
La robe de noce prêtée par une amie, le voile loué chez un coiffeur, ils sont partis un matin, à pied, par les rues, pour se marier. A l'église il fallut attendre la fin des messes d'enterrement, attendre aussi à la mairie pour laisser passer les mariages riches. Alors il l'a emmenée en haut du faubourg, dans une chambre carrelée et triste, au fond d'un long couloir plein d'autres chambres bruyantes, sales, querelleuses. C'était à dégoûter d'avance du ménage ! Aussi leur bonheur n'a pas duré longtemps.
A force de vivre avec des ivrognes, lui s'est mis à boire comme eux. Elle, en voyant pleurer les femmes, a perdu tout son courage ; et, pendant qu'il était au cabaret, elle passait tout son temps chez les voisines, apathique, humiliée, berçant d'interminables plaintes l'enfant qu'elle tenait sur ses bras. C'est comme cela qu'elle est devenue si laide, et que cet affreux surnom de «singe» lui a été donné dans les ateliers.
La petite ombre est toujours là, qui va et vient devant les vitres. On l'entend marcher lentement dans la boue du trottoir, et tousser d'une grosse toux creuse, car la soirée est pluvieuse et froide. Combien de temps va-t-elle attendre ? Deux ou trois fois déjà elle a posé la main sur le bouton de la porte, mais sans oser jamais ouvrir.