Le singepage 2 / 4
Les cabarets du faubourg débordent de bruit et de lumière. Toute la vie des fabriques silencieuses s'est répandue dans les bouges. A travers les vitres troubles où les bouteilles rangées mêlent leurs couleurs fausses, le vert vénéneux des absinthes, le rose des bitters, les paillettes d'or des eaux-de-vie de Dantzick, des cris, des chants, des chocs de verre viennent jusque dans la rue avec le tintement de l'argent jeté au comptoir par des mains noires encore de l'avoir gagné. Les bras lassés s'accoudent sur les tables, immobilisés par l'abrutissement de la fatigue ; et, dans la chaleur malsaine de l'endroit, tous ces misérables oublient qu'il n'y a pas de feu au logis, et que les femmes et les enfants ont froid.
Devant ces fenêtres basses, seules allumées dans les rues désertes, une petite ombre passe et repasse craintivement... Cherche, cherche, pauvre singe !... Elle va d'un cabaret à l'autre, se penche, essuie un coin de vitre avec son châle, regarde, puis repart, toujours inquiète, fiévreuse.
Tout à coup, elle tressaille. Son Valentin est là, en face d'elle. Un grand diable bien découpé dans sa blouse blanche, fier de ses cheveux frisés et de sa tournure d'ouvrier beau garçon. On l'entoure, on l'écoute. Il parle si bien, et puis c'est lui qui paye !.... Pendant ce temps le pauvre singe est là dehors qui grelotte, collant sa figure aux carreaux où dans un grand rayon de gaz la table de son ivrogne se reflète, chargée de bouteilles et de verres, avec les faces égayées qui l'entourent.
Dans la vitre, la femme a l'air d'être assise au milieu d'eux, comme un reproche, un remords vivant. Mais Valentin ne la voit pas. Pris, perdu dans ces interminables discussions de cabaret, renouvelées à chaque verre et pernicieuses pour la raison presque autant que ces vins frelatés, il ne voit pas cette petite mine tirée, pâle, qui lui fait signe derrière les carreaux, ces yeux tristes qui cherchent les siens. Elle, de son côté, n'ose pas entrer. Venir le chercher là devant les camarades, ce serait lui faire affront. Encore si elle était jolie, mais elle est si laide !