Le compagnon de routepage 11 / 14
- Écoute, fit le sorcier, je vais te dire : tu vas prendre quelque chose de très facile, alors il n'en aura pas l'idée. Pense à l'un de tes souliers, il ne devinera jamais, tu lui feras couper la tête, mais n'oublie pas, en revenant demain, de m'apporter ses yeux, je veux les manger. La princesse fit une profonde révérence et promit de ne pas oublier les yeux. Alors le sorcier ouvrit la montagne et elle s'envola. Mais le compagnon de route suivait et il la fouettait si vigoureusement qu'elle soupirait et se lamentait tout haut sur cette affreuse grêle, elle se dépêcha tant qu'elle put rentrer par la fenêtre dans sa chambre à coucher. Quant au camarade, il vola jusqu'à l'auberge où Johannès dormait encore, détacha ses ailes et se jeta sur son lit. Johannès s'éveilla de bonne heure le lendemain matin, son ami se leva également et raconta qu'il avait fait la nuit un rêve bien singulier à propos de la princesse et de l'un de ses souliers. C'est pourquoi il le priait instamment de répondre à la question de la princesse en lui demandant si elle n'avait pas pensé à l'un de ses souliers.
- Autant ça qu'autre chose, fit Johannès. Tu as peut-être rêvé juste. En tout cas j'espère toujours que le bon Dieu m'aidera. Je vais tout de même te dire adieu car si je réponds de travers, je ne te reverrai plus jamais. Tous deux s'embrassèrent et Johannès partit à la ville, monta au château. La grande salle était comble. Le vieux roi, debout, s'essuyait les yeux dans un mouchoir blanc. Lorsque la princesse fit son entrée, elle était encore plus belle que la veille et elle salua toute l'assemblée si affectueusement, mais à Johannès elle tendit la main en lui disant seulement : « Bonjour, toi ! » Et voilà ! Maintenant Johannès devait deviner à quoi elle avait pensé. Dieu, comme elle le regardait gentiment !… Mais à l'instant où parvint à son oreille ce seul mot : soulier, elle blêmit et se mit à trembler de tout son corps, cependant, elle n'y pouvait rien, il avait deviné juste. Morbleu ! Comme le vieux roi fut content, il fit une culbute, il fallait voir ça ! Tout le monde les applaudit. Le camarade de voyage ne se tint pas de joie lorsqu'il apprit que tout avait bien marché. Quant à Johannès, il joignit les mains et remercia Dieu qui l'aiderait sûrement encore les deux autres fois. Le lendemain déjà il faudrait recommencer une nouvelle épreuve. La soirée se passa comme la veille. Une fois Johannès endormi, son ami vola derrière la princesse jusqu'à la montagne et la fouetta encore plus fort qu'au premier voyage, car cette fois il avait pris deux verges. Personne ne le vit et il entendit tout. La princesse devait penser à son gant, il raconta donc cela à Johannès comme s'il s'agissait d'un rêve. Le lendemain le jeune homme devina juste encore une fois et la joie fut générale au château. Tous les courtisans faisaient des culbutes comme ils avaient vu faire le roi la veille, mais la princesse restait étendue sur un sofa, refusant de prononcer une parole. Et maintenant, est-ce que Johannès pourrait deviner juste pour la troisième fois ? Si tout allait bien, il épouserait l'adorable princesse, hériterait du royaume à la mort du vieux roi, mais sinon, il perdrait la vie et le sorcier mangerait ses beaux yeux bleus. Le soir Johannès se mit au lit de bonne heure, il fit sa prière et s'endormit tout tranquille tandis que le compagnon de route fixait les ailes sur son dos, le sabre à son côté, prenait avec lui les trois verges avant de s'envoler vers le château. La nuit était très sombre, la tempête arrachait les tuiles des toits, les arbres dans le jardin où pendaient les squelettes ployaient comme des joncs. La fenêtre s'ouvrit et la princesse s'envola. Elle était pâle comme une morte mais riait au mauvais temps, ne trouvait même pas le vent assez violent, sa cape blanche tournoyait dans l'air, mais le camarade la fouettait de ses trois verges si fort que le sang tombait en gouttes sur la terre et qu'elle n'avait presque plus la force de voler. Enfin elle atteignit la montagne.