La clochepage 1 / 5
Le soir, dans les rues étroites de la grande ville, vers le faubourg, lorsque le soleil se couchait et que les nuages apparaissaient comme un fond d'or sur les cheminées noires, tantôt l'un, tantôt l'autre entendait un son étrange, comme l'écho lointain d'une cloche d'église, mais le son ne durait qu'un instant : le bruit des passants, des voitures, des charrettes l'étouffait aussitôt. Un peu hors de la ville, là où les maisons sont plus écartées les unes des autres et où il y a moins de mouvement, on voyait beaucoup mieux le beau ciel enflammé par les rayons du soleil couchant, et on percevait bien le son de la cloche, qui semblait provenir de la vaste forêt qui s'étendait au loin. C'est de ce côté que les gens tendaient l'oreille, ils se sentaient pris d'un doux sentiment de religieuse piété. On finit par se demander l'un à l'autre :
"Il y a donc une église au fond de la forêt ? Quel son sublime elle a, cette cloche ! N'irons-nous pas l'entendre de plus près ?"
Et, un beau jour, on se mit en route : les gens riches en voiture, les pauvres à pied, mais, aux uns comme aux autres, le chemin parut étonnamment long, et lorsque, arrivés à la lisière du bois, ils aperçurent un talus tapissé d'herbe et de mousse et planté de beaux saules, ils s'y précipitèrent et s'y étendirent à leur aise. Un pâtissier de la ville avait élevé là une tente, on se régala chez lui, mais le monde affluait surtout chez un pâtissier rival qui au-dessus de sa boutique, avait placé une belle cloche qui faisait un vacarme du diable. Après avoir bien mangé et s'être reposée, la bande reprit le chemin de la ville, tous étaient enchanté de leur journée et disaient que cela avait été for romantique. Trois personnages graves, des savants de mérite, prétendirent avoir exploré la forêt dans tous les sens, et racontaient qu'ils avaient fort bien entendu le son de la cloche, mais qu'il leur avait semblé provenir de la ville. L'un d'eux, qui avait du talent pour la poésie, fit une pièce habilement rimée, où il comparait la mélodie de la cloche au doux chant d'une mère qui berce son enfant. La chose fut imprimée et tomba sous les yeux du roi. Sa Majesté se fit mettre au fait et déclama alors que celui qui découvrirait d'où venait ce son recevrait le titre de sonneur du roi et de la cour, et cela même si le son n'était pas produit par une cloche. Une bonne pension serait assurée à cette nouvelle dignité. Alléchés par cette perspective, bien des gens se risquèrent dans la forêt sauvage, il n'y en eut qu'un seul qui en rapporta une manière d'explication du phénomène. Il ne s'était guère avancé plus loin que les autres, mais, d'après son récit, il avait aperçu niché dans le tronc d'un grand arbre un hibou, qui, de temps en temps, cognait l'écorce pour attraper des araignées ou d'autres insectes qu'il mangeait pour son dessert. C'est là, pensait-il, ce qui produisait le bruit, à moins que ce ne fût le cri de l'oiseau de Minerve, répercuté dans le tronc creux. On loua beaucoup la sagacité du courageux explorateur, il reçut le titre de sonneur du roi et de la cour, avec la pension. Tous les ans, il publia depuis, sur beau papier, une dissertation pour faire valoir sa découverte, et tout était pour le mieux. Survint le grand jour de la confirmation. Le sermon du pasteur fut plein d'onction et de sentiment, tous ces jeunes adolescents en furent vivement émus, ils avaient compris qu'ils venaient de sortir de l'enfance et qu'ils devaient commencer à penser aux devoirs sérieux de la vie. Il faisait un temps délicieux, le soleil resplendissait, aussi, tous ensemble, ils allèrent se promener du côté de la forêt. Voilà que le son de la cloche retentit plus fort, plus mélodieux que jamais, entraînés par un puissant charme, ils décident de s'en rapprocher le plus possible.