La Soupe à la brochette III : Ce que raconta la seconde souricellepage 2 / 3
- Voilà qui est bien agi, c'est la sagesse même, entendis-je une voix s'écrier ; chacun est son plus proche prochain. Nous autres fourmis, nous ne nous y trompons jamais ; nous naissons toutes raisonnables. Cependant, parmi nous toutes, c'est moi qui ai la plus haute raison. À ces mots je vis, au milieu de la foule qui grouillait, une fourmi se dresser orgueilleusement sur ses pattes de derrière. Il n'y avait pas à s'y tromper, c'était la reine. Je la happai d'un coup de langue et je l'avalai. Je possédais donc la sagesse et l'intelligence. Ce n'était pas assez. Je me mis à mon tour à grimper sur l'arbre qui ombrageait la fourmilière : c'était un beau chêne, déjà plus que séculaire ; il avait à sa cime une magnifique couronne. Je savais par ma grand-mère que les arbres sont habités par des êtres particuliers, des dryades, une nymphe qui naît avec l'arbre et qui meurt avec lui. En effet, au sommet, dans un creux de l'arbre, se trouvait une jeune fille d'une beauté surhumaine, ce qui ne l'empêcha pas de pousser un cri d'effroi en m'apercevant. Comme toutes les femmes, elle avait peur des souris ; de plus, elle savait que j'aurais pu ronger l'écorce de l'arbre auquel son existence était attachée. Je lui dis de bonnes paroles et la rassurai sur mes intentions ; elle me prit dans la main et me caressa doucement. Je lui contai pourquoi je m'étais hasardée à courir le monde. Elle me promit que le soir même, peut-être, je posséderais une des deux choses qui me manquaient pour devenir poète.
- Le beau Phantasus, dit-elle, le dieu de l'imagination, vient souvent se reposer sur ce chêne, dont il aime le tronc noueux et puissant, les fortes racines, la majestueuse couronne qui, en hiver, brave la tempête et les neiges, et en été, forme ce magnifique dôme de verdure d'où l'on domine le vaste paysage que tu vois devant toi. Les oiseaux, qui y abondent, chantent leurs aventures dans les contrées lointaines ; la cigogne dont le nid est accroché là-bas, à la seule branche morte, nous raconte même les merveilles du pays des Pyramides. » Tout cela plaît à Phantasus ; il aime aussi à m'entendre faire le récit de ma vie. Tout à l'heure il doit venir me voir. Cache-toi en bas, sous cette touffe de muguet ; je trouverai bien moyen, pendant qu'il sera perdu dans ses rêveries, de lui arracher une petite plume de son aile ; jamais poète n'en aura eu de pareille. » Et, en effet, le brillant Phantasus arriva ; la bonne dryade lui enleva une plume de ses ailes aux mille couleurs, et me la donna. Je la mis dans l'eau pour la rendre moins coriace, puis, avec assez de peine encore, je la rongeai. Je me trouvai donc posséder intelligence et imagination ; restait le sentiment. Je retournai à la bibliothèque ; je savais qu'elle contenait beaucoup de ces bons romans qui sont destinés à délivrer les humains de leur trop plein de larmes, et qui sont comme des éponges pour pomper les sentiments. Je me souvenais qu'on les reconnaissait à l'air appétissant du papier. J'en attaquai un, puis un second ; je commençai à ressentir dans tout mon être des tressaillements étranges. J'en dévorai un troisième : j'étais poète ; il n'y avait plus à en douter. J'avais des maux de tête, des maux de ventre, des douleurs partout ; j'étais dans une agitation continuelle. Et, maintenant, comment faire la soupe à la brochette ? Mon imagination me fournit force situations, histoires, anecdotes, proverbes où se trouve une brochette, ou ce qui y ressemble, un bâtonnet, un petit morceau de bois. Rien de plus amusant et de plus récréatif ; c'est bien mieux qu'une vraie soupe. Ainsi, je vais commencer par narrer à Votre Majesté le conte où, d'un coup d'une petite baguette, la bonne fée transforma Cendrillon et tous les objets de la cuisine ; demain ce sera une autre histoire, et ainsi de suite.