Quelque chosepage 3 / 4
- C'est assurément un contraste frappant, dit le raisonneur, que moi et cette âme misérable nous nous présentions ensemble.
- Qui êtes-vous, brave femme, qui voulez entrer au paradis ? La bonne vieille pensait que c'était saint Pierre qui lui parlait.
- Je ne suis qu'une pauvresse, dit-elle, seule et sans famille. C'est moi qu'on nommait la vieille Marguerite de la maison de la digue.
- Qu'avez-vous donc fait de bon et d'utile pendant votre vie sur la terre ?
- Je n'ai rien fait pour mériter qu'on m'ouvre cette porte. Ce sera une bien grande grâce, si l'on me permet de me glisser inaperçue dans le paradis.
- Comment avez-vous donc quitté l'autre monde ? reprit-il pour causer et se distraire un peu, car il s'ennuyait beaucoup qu'on le fit ainsi attendre.
- Comment je suis sortie de l'autre monde, je n'en sais trop rien. Pendant mes dernières années, j'ai été malade et bien misérable, allez. Tout à coup, je me suis traînée hors de mon lit, et j'ai été saisie par un froid glacial. C'est ce qui m'aura fait mourir. Votre Grandeur se rappelle sans doute combien l'hiver a été rigoureux, heureusement que je n'ai plus à en souffrir ! Pendant quelques jours il n'y eut pas de vent, mais le froid continuait de plus belle. Aussi loin qu'on pouvait voir, la mer était couverte d'une couche de glace. « Tous les gens de la ville allèrent se promener sur ce miroir uni. Les uns couraient en traîneau, les autres dansaient sous la tente, d'autres se régalaient dans les buvettes qui s'y étaient installées. De ma pauvre chambrette où j'étais clouée, j'entendais les sons de la musique et les cris de joie. « Cela dura ainsi jusqu'au soir. La lune s'était levée, elle était belle, pourtant elle n'avait point tout son éclat. De mon lit je regardais par-dessus la mer immense. Tout à coup, là où elle touchait le ciel, surgit un nuage blanc, d'un aspect singulier. Je le considérais avec attention, et j'y aperçus un point noir qui grandit de plus en plus. Je sus alors ce que cela annonçait. Je suis vieille et j'ai de l'expérience. Bien qu'on voie rarement ce signe de malheur, je le connaissais et le frisson me prit. Deux fois déjà dans ma vie je l'avais vu, je savais que ce nuage amènerait une tempête épouvantable et une haute marée qui engloutirait tous ces pauvres gens ne pensant qu'à se divertir, chantant et buvant, et pleins d'allégresse. Jeunes et vieux, toute la ville était là sur la glace. Qui les avertirait ? Quelqu'un remarquerait-il comme moi l'affreux nuage, et comprendrait-il ce qu'il présageait ? Je me demandai cela avec angoisse, et je me sentis plus de vie et de force que je n'en avais eu depuis bien longtemps. Je parvins à sortir de mon lit et à gagner la fenêtre. Je ne pus me traîner plus loin. « Je réussis cependant à ouvrir la fenêtre. Je vis tout ce monde courir et sauter sur la glace. Que de beaux drapeaux il y avait là, qui voltigeaient au souffle du vent ! Les jeunes garçons criaient hourrah ! Servantes et domestiques dansaient en rond et chantaient. Ils s'amusaient de tout cœur. Mais le nuage blanc avec le point noir … Je criai tant que je pus, personne ne m'entendit, j'étais trop loin d'eux. Bientôt la tourmente allait éclater, la glace, soulevée par la mer, se briserait, et tous, tous seraient perdus. Personne ne pourrait les secourir ! « Je criai encore de toutes mes forces. Ma voix ne fut pas plus entendue que la première fois. Impossible d'aller à eux. Comment donc les ramener à terre ? « Le bon Dieu m'inspira alors l'idée de mettre le feu à mon lit, et d'incendier ma maison plutôt que de laisser périr misérablement tous ces pauvres gens. J'exécutais aussitôt ce dessein. Les flammes rouges commencèrent à s'élever. C'était comme un phare que je leur allumai. Je franchis la porte, mais je restai là par terre. Mes forces étaient épuisées. Le feu sortait par le toit, par les fenêtres, par la porte : des langues de flammes venaient jusqu'à moi comme pour me lécher. « La population qui était sur la glace aperçut la clarté, tous accoururent pour sauver une pauvre créature qui, pensaient-ils, allait être brûlée vivante. Il n'y en eut pas un qui ne se précipitât vers la digue. Puis la marée monta, souleva la glace et la brisa en mille morceaux. Mais il n'y avait plus personne, tout le monde était accouru vers la digue. Je les avais tous sauvés. « La frayeur, l'effort que je dus faire, le froid glacial qui me saisit, achevèrent ma triste existence, et c'est ainsi que me voilà arrivée à la porte du ciel. » La porte du paradis s'ouvrit, et un ange y introduisit la pauvre vieille. Elle laissa tomber un brin de paille, un de ceux qui étaient dans son lit lorsqu'elle y mit le feu. Cette paille se changea en or pur, grandit en un moment, poussa des branches, des feuilles et des fleurs, et fut comme un arbre d'or splendide.