Quelque chosepage 1 / 4
Il faut que je devienne quelque chose, disait l'aîné de cinq frères, je veux être utile en ce monde. Si humble que soit mon métier, si ce que je fais sert à mes semblables, je serai quelque chose. Je veux me faire briquetier. On ne saurait se passer de briques. Je pourrai dire que je suis bon à quelque chose.
- Oui, dit le puîné, mais l'ambition est trop basse. Qu'est-ce que faire des briques ? Moi, je préfère être maçon. Voilà, du moins, une véritable profession. On devient maître et bourgeois de la ville, on a sa bannière et l'entrée à l'auberge de la corporation, et, je finirai par avoir des compagnons sous mes ordres, et ma femme sera appelée madame la maîtresse.
- C'est n'être rien du tout, dit le troisième, que d'être maçon. Tu auras beau devenir maître, tu ne sortiras pas du peuple et du commun. Moi, je connais quelque chose de mieux : je deviendrai architecte. Je vivrai par l'intelligence, par la pensée : l'art sera mon domaine. Je serai au premier rang dans le royaume de l'esprit. Il est vrai qu'il me faudra commencer péniblement. Je serai d'abord apprenti menuisier, je porterai la casquette, et non le chapeau de soie noire, j'irai quérir de la bière et de l'eau-de-vie pour les compagnons, ces marauds se permettront de me tutoyer, ce sera blessant. Mais je m'imaginerai que ce n'est qu'une farce de carnaval, le monde à l'envers, et le lendemain, c'est-à-dire quand je serai devenu compagnon, je suivrai mon chemin, j'entrerai à l'Académie des beaux-arts, j'apprendrai à dessiner, et me voilà architecte ! Quand on m'écrira, on mettra sur l'adresse : Monsieur un tel bien né, ou peut-être même très bien né. Il n'est pas impossible que l'on ajoute quelque chose à mon nom. Et je construirai, je construirai, aussi bien que les autres ont construit avant moi ! Et je bâtirai ainsi ma fortune. C'est ce que j'appelle être quelque chose.
- Ce que tu prends pour quelque chose, répartit le quatrième frère, me paraît bien peu et presque rien. Moi, je ne veux pas suivre le chemin battu par les autres, je ne veux pas être un copiste. Je serai un génie original et créateur. J'inventerai un nouveau style d'architecture. Je dresserai le plan des édifices selon le climat du pays, les matériaux qu'on y trouve, l'esprit national, le degré de civilisation. À tous les étages qu'on a coutume d'élever, j'ajouterai un dernier étage auquel je donnerai mon nom et qui éternisera ma renommée.