Le jardinier et ses maîtrespage 3 / 4
- Quels atroces petits radis ! Vraiment, cette année est bien mauvaise : rien ne vient bien cette année ! Deux ou trois fois par semaine, le jardinier apportait des fleurs pour orner le salon. Il avait un art particulier pour faire les bouquets, il disposait les couleurs de telle sorte qu'elles se faisaient valoir l'une l'autre et il obtenait ainsi des effets ravissants. Vous avez bon goût, cher Larsen, disaient les maîtres. Vraiment oui. Mais n'oubliez pas que c'est un don de Dieu. On le reçoit en naissant, par soi-même on n'en a aucun mérite. Un jour le jardinier arriva au salon avec un grand vase où parmi des feuilles d'iris s'étalait une grande fleur d'un bleu éclatant. C'est superbe ! s'écria Sa Seigneurie enchantée : on dirait le fameux lotus indien ! Pendant la journée, les maîtres la plaçaient au soleil où elle resplendissait, le soir on dirigeait sur elle la lumière au moyen d'un réflecteur. On la montrait à tout le monde, tout le monde l'admirait. On déclarait qu'on n'avait jamais vu une fleur pareille, qu'elle devait être des plus rares. Ce fut l'avis notamment de la plus noble jeune fille du pays, qui vint en visite au château : elle était princesse, fille du roi, elle avait, en outre, de l'esprit et du cœur, mais, dans sa position, ce n'est là qu'un détail oiseux. Les seigneurs tinrent à honneur de lui offrir la magnifique fleur, ils la lui envoyèrent au palais royal. Puis ils allèrent au jardin en chercher une autre pour le salon. Ils le parcoururent vainement jusque dans les moindres recoins, ils n'en trouvèrent aucune autre, non plus que dans la serre. Ils appelèrent le jardinier et lui demandèrent où il avait pris la fleur bleue :
- Si vous n'en avez pas trouvé, dit Larsen, c'est que vous n'avez pas cherché dans le potager. Ah ! ce n'est pas une fleur à grande prétention, mais elle est belle tout de même : c'est tout simplement une fleur d'artichaut !
- Grand Dieu ! Une fleur d'artichaut ! s'écrièrent Leurs Seigneuries. Mais, malheureux, vous auriez dû nous dire cela tout d'abord. Que va penser la princesse ? Que nous nous sommes moqués d'elle. Nous voilà compromis à la cour. La princesse a vu la fleur dans notre salon, elle l'a prise pour une fleur rare et exotique, elle est pourtant instruite en botanique, mais la science ne s'occupe pas des légumes. Quelle idée avez- vous eue, Larsen, d'introduire dans nos appartements une fleur de rien ! Vous nous avez rendus impertinents ou ridicules. On se garda bien de remettre au salon une de ces fleurs potagères. Les maîtres se firent à la hâte excuser auprès de la princesse, rejetant la faute sur leur jardinier qui avait eu cette bizarre fantaisie, et qui avait reçu une verte remontrance. C'est un tort et une injustice, dit la princesse. Comment ! il a attiré nos regards sur une magnifique fleur que nous ne savions pas apprécier, il nous a fait découvrir la beauté où nous ne nous avisions pas de la chercher, et on l'en blâmerait ! Tous les jours, aussi longtemps que les artichauts seront fleuris, je le prie de m'apporter au palais une de ces fleurs. Ainsi fut-il fait. Les maîtres de Larsen s'empressèrent, de leur côté, de réinstaller la fleur bleue dans leur salon, et de la mettre bien en évidence, comme la première fois. Oui, elle est magnifique, dirent-ils, on ne peut le nier. C'est curieux, une fleur d'artichaut ! Le jardinier fut complimenté. Oh ! Les compliments, les éloges, voilà ce qu'il aime ! disaient les maîtres, il est comme un enfant gâté. Un jour d'automne s'éleva une tempête épouvantable, elle ne fit qu'aller en augmentant toute la nuit. Sur la lisière du bois, une rangée de grands arbres furent arrachés avec leurs racines. Les deux arbres couverts de nids d'oiseaux furent aussi renversés. On entendit jusqu'au matin les cris perçants, les piaillements aigus des corneilles effarées, dont les ailes venaient frapper les fenêtres.Vous voilà satisfait, Larsen, dirent les maîtres, voilà ces pauvres vieux arbres par terre. Maintenant il ne reste plus ici de trace des anciens temps, tout est détruit, comme vous le désiriez. Ma foi, cela nous a fait de la peine. Le jardinier ne répondit rien : il réfléchit aussitôt à ce qu'il ferait de ce nouvel emplacement, bien situé au soleil. En tombant, les deux arbres avaient abîmé les buis taillés en pyramides, ils furent enlevés. Larsen les remplaça par des arbustes et des plantes pris dans les bois et dans les champs de la contrée. Jamais jardinier n'avait encore eu cette idée. Il réunit là le genévrier de la bruyère du Jutland, qui ressemble tant au cyprès d'Italie, le houx toujours vert, les plus belles fougères semblables aux palmiers, de grands bouillons blancs qu'on prendrait pour des candélabres d'église. Le sol était couvert de jolies fleurs des prés et des bois. Cela formait un charmant coup d'œil. À la place des vieux arbres fut planté un grand mât au haut duquel flottait l'étendard du Danebrog, et tout autour se dressaient des perches où, en été, grimpait le houblon. En hiver, à Noël, selon un antique usage, une gerbe d'avoine fut suspendue à une perche, pour que les oiseaux prissent part à la fête :