Salvette et Bernadoupage 3 / 8
Que diable le vieil usurier compte-t-il faire de tout cela ? Est-ce qu'il fêterait Noël, lui aussi ? Aurait-il réuni ses amis, sa famille, pour boire à la patrie allemande ?... Mais non. Tout le monde sait bien que le vieux Cahn n'a pas de patrie. Son Vaterland à lui, c'est son coffre-fort.
Il n'a pas de famille non plus, pas d'amis ; rien que des créanciers. Ses fils, ses associés plutôt, sont partis depuis trois mois avec l'armée. Ils trafiquent là-bas derrière les fourgons de la landwehr, vendant de l'eau-de-vie, achetant des pendules, et, les soirs de bataille, s'en allant retourner les poches des morts, éventrer les sacs tombés aux fossés des routes.
Trop vieux pour suivre ses enfants, le père Cahn est resté en Bavière, et il y fait des affaires magnifiques avec les prisonniers français. Toujours à rôder autour des baraquements, c'est lui qui rachète les montres, les aiguillettes, les médailles, les bons sur la poste. On le voit se glisser dans les hôpitaux, dans les ambulances. Il s'approche du lit des blessés, et leur demande tout bas en son hideux baragouin :
«Afez-fus quelque jôsse à fentre ?»
Et tenez ! en ce moment même, si vous le voyez trotter si vite avec son panier sous le bras, c'est que l'hôpital militaire ferme à cinq heures, et qu'il y a deux Français qui l'attendent là-haut dans cette grande maison noire aux fenêtres grillées et étroites, où Noël n'a, pour éclairer sa veillée, que les pâles lumières qui gardent le chevet des mourants...