La mort à dînerpage 1 / 3
Ceci se passait au temps où les riches n'étaient pas trop fiers et savaient user de leur richesse pour donner quelquefois un peu de bonheur au pauvre monde.
En vérité, ceci est passé depuis bien longtemps. Laou ar braz était le plus grand propriétaire paysan qui fût à Pleyber-Christ. Quand on tuait chez lui, soit un cochon, soit une vache, c'était toujours un samedi. Le lendemain, dimanche, Laou venait au bourg, à la messe matinale. La messe terminée, le secrétaire de mairie faisait son prône, du haut des marches du cimetière, lisait aux gens assemblés sur la place les nouvelles lois ou publiait, au nom du notaire, les ventes qui devaient avoir lieu dans la semaine.
"A mon tour !" criait Laou, lorsque le secrétaire de mairie en avait fini avec ses paperasses.
"Ca ! disait-il, le plus gros cochon de Kéresper vient de mourir d'un coup de couteau. Je vous invite à la fête du boudin. Grands et petits, jeunes et vieux, bourgeois et journaliers, venez tous ! La maison est vaste : et à défaut de la maison, il y a la grange ; et à défaut de la grange, il y a l'aire à battre."
Vous pensez si, quand paraissait Laou bras sur la croix, il y avait foule pour l'entendre ! C'était à qui ramasserait les paroles de sa bouche. On assiégeait les marches du calvaire.
Donc c'était un dimanche, à l'issue de la messe. Laou lançait à l'alligrapp (à l'attrape qui pourra) son annuelle invitation : "Venez tous ! répétait-il, venez tous !" A voir les têtes massées autour de lui, on eût dit un vrai tas de pommes, de grosses pommes rouges, tant la joie éclatait sur les visages. "N'oubliez pas, c'est pour mardi prochain", insistait Laou.
Les morts étaient là sous terre. On piétinait leurs tombes. Mais en ce moment-ci qui donc s'en souciait ? Comme la foule commençait à se disperser, une petite voix cassée interpella Laou ar Braz.
"Me iellou ive ?" (irais-je aussi moi ?)
"Damné soit-je ! s'écria laou, puisque je vous invite tous c'est qu'il n'y aura personne de trop."